Le langage est un médium de persuasion, en aucun cas un médium de vérité. Et ceci, j’en suis persuadé, est la vérité.
Lundi 22 novembre
― On dirait un troll de Trondheim…
― J’en suis un, dit le troll. Je me suis expatrié par curiosité, et puis parce que l’humidité prolongée du Trollenheim m’amollissait comme un sac de chanvre. Je te raconterai.
Il avait une voix comme le crépitement accéléré d’un bois qui pousse.
― Ainsi donc, tu as voyagé en Norvège, reprit le troll. J’ai un ami évêque là-bas, qui chante La mer de Charles Trenet à tout propos, et à sa fille depuis qu’elle est née, la pauvre. Va savoir pourquoi cette chanson lui plaît tant… Pour ma part, je la trouve un peu idiote, digne d’une mouette sans grand-chose dans la tête. La mer au ciel d’été confond ses blancs moutons avec les anges si purs, c’est tout de même cucul la praline ? Ces oiseaux blancs, c’est pauvre. À la limite, Ces maisons rouillées… Et encore, c’est tout juste évocateur.
― Je n’ai jamais vraiment écouté Trenet. Je préfère Townes van Zant.
― Connais pas, avoua le troll.
What about my mother?
I can’t just leave her there to mourn
You don’t have to think about her
Just forget you were ever born
― Dans The Hole, dis-je et j’ajoutai en direction de Valentine : Voilà que je suis en train de parler chansons avec un tas de mousse et de racines.
― Padah slamat, répondit la gamine.
Pluie. Cheminée. Chastragnette. Max Bruch. Selma Lagerlöf.
L’oiseau moqueur (p. 149) L’un de mes amis qui travaille à mi-temps comme responsable d’une maison d’édition affirme qu’un livre moyen trouve environ quatre-vingts lecteurs. Je lui ai demandé pourquoi, en ce cas, ils ne cessaient pas leurs activités. Il m’a répondu que, franchement, il ne le savait pas, mais que sa société d’édition était un département si minuscule de la Compagnie de Loisirs qu’on en avait probablement tout simplement oublié l’existence. Lui-même ne sait pas lire, mais il a beaucoup de respect pour les livres […].
L’autre soir, on parle de Chris Spedding, que nous avons vu soit accompagner John Cale au Palais des Arts en 81 ou seul en 89 à L’Élysée Montmartre. Je me rappelle ses disques avec Robert Gordon – Rock Billy Boogie et Bad Boy. Je cherche ce qu’est devenu Gordon. Il a joué dans le premier film de Kathryn Bigelow ! Et fait la musique. Mince. The loveless. Coréalisé avec Monty Montgomery. Un truc sur une bande de motards des années 50. Je récupère le film. Premier premier rôle pour Willem Dafoe. Un truc pré-Twin peaks (Montgomery produira Lynch et jouera même dans Mulholland Drive). Et là, je découvre une brunette aux cheveux courts qui vole la vedette à toute l’équipe. Marin Kanter. Quatre films, un truc pour la télé. Et adieu le monde du cinéma. Je récupère Ladies & gentlement, the Fabulous Stains, de Lou Adler. Sur le cynisme du monde du Rock. Avec deux mecs des Sex Pistols et un des Clash, des gamines, Laura Dern (qui jouera dans Sailor & Lula…) et Diane Lane (qui jouera dans Streets of Fire, avec Willem Dafoe). Et Marin Kanter, qui a déjà l’air de s’en foutre grave. Regardez donc The Loveless
Dans Cruautés horribles des conquérants du Mexique, Mémoire de Don Fernando d’Alva Ixtlilxochitl, fils d’un prince aztèque :
(p. 130)
Se sont ajoutés à la bibliographie :
La troisième balle (Leo Perutz)
Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne (Bernal Díaz del Castillo)
L’Espagne et son empire d’Amérique (Manfred Kossok & Walter Markov)
Histoire du Mexique (Henry B. Parks)
Amazonie, ventre de l’Amérique (Gaspar de Carjaval)
Cruautés horribles des conquérants du Mexique (Don Fernando d’Alva Ixtlilxochitl)
Le labyrinthe de la solitude (Carlos Fuentes
Il y aura trois phases distinctes dans le récit-dans-le-récit initié par Valentine :
1 Cortés, de son départ de Cuba (via Cozumel) jusqu’au moment où il coule ses navires (16 août 1419) – périple essentiellement maritime et fluvial ;
2 Marche à travers le Mexique jusqu’à Tenochtitlan, où le Conquistador quitte le hameau de l’écrivain et, accompagné de celui-ci et de Valentine, va jusqu’à Villeneuve-sur-Yonne en rejouant l’avancée historique à travers le plateau mexicain dans la campagne yonnaise (et, incidemment, croise les figures de Jeanne d’Arc, de Pancho Villa et d’Ambrose Bierce) ;
3 La prise de Tenochtitlan (point de vue de Cortés) / Tlapallan (point de vue de Quetzalcoatl) / Villeneuve-sur-Yonne (point de vue de l’écrivain), car Quetzalcoatl lui-même est revenu à travers l’océan Atlantique sur ses bateaux de peaux de serpent avec la reine Calafia et ses Amazones et aide Moctezuma à repousser l’envahisseur.
Le 1 respecte le fait historique, tout en s’attachant à des détails triviaux et à une volonté de Valentine de transformer l’affaire en conte (cf. Geronimo de Aguilar / Gonzalo Guerrero / La Malinche : trois personnages en un sous diverses métamorphoses et scissions). Le 2 bascule vers la superposition temporelle et géographique. Le 3
Dans Les Conquistadores de Hammond Innes :
(p. 67) Tandis qu’il [Cortés] était à Cozumel, il avait enrôlé un Espagnol nommé Aguilar, échoué sur ce rivage huit ans auparavant. / Il retrouva même un lévrier abandonné par les hommes de Grijalva ou peu-être de Córdoba. Bien gras et le poil luisant, il vint au rivage en remuant la queue à la rencontre des marins.
(p. 120) Pour se distraire, Moctezuma avait une volière. […] Il avait également un zoo où, en plus de toutes es espèces d’animaux, dit Tapia, il gardait des monstres , hommes et femmes, des infirmes ou des bossus. […] Dans un vivarium, il élevait toutes sortes de gibier d’eau […] Il avait, en outre, une infirmerie pour les oiseaux malades, dans laquelle il abritait aussi des albinos humains.
(p. 125) Ainsi, certains cadeaux — les vivres eux-mêmes, peut-être — envoyés [par les prêtres] ont été envoûtés. Quintalbor, le Mexicain qui ressemblait à Cortés, fut sans doute utilisé comme double, de la manière dont les sorciers utilisent la poupée transpercée d’aiguilles. […] Un moment crucial de l’histoire fut l’arrivée de Teudilli, avec le casque que Cortés exigeait de recevoir, en retour, rempli d’or. Ce casque, en effet, ressemblait étrangement à ceux que portaient leurs ancêtres, le peuple de Quetzalcoatl
(p. 142) Au sommet se trouvaient deux pièces, hautes d’une lance et demie, sanctuaire du principal dieu du pays, dont l’idole était faite de toutes sortes de graines et de semences moulues puis pétries dans le sang des jeunes garçons et filles vierges. Pour cela, ils les tuaient en leur ouvrant la poitrine, en arrachant leur cœur pour en exprimer le sang dont ils pétrissaient les graines, en un bloc plus haut qu’un homme.
(p. 144) Ils pouvaient faire en plumes des papillons, des oiseaux, des arbres, des fleurs et des prairies, avec tant de finesse qu’ils semblaient naturels et vivants. / Ils peuvent sculpter un perroquet d’argent dont la langue, la tête et les plumes remuent ; un singe dont la tête et les pattes sont mobiles et qui tient une quenouille à la main, avec tant de naturel qu’on croirait les voir filer. / Ils mangeaient tout ce qui vit : des serpents (sans la tête), les petits chiens engraissés et châtrés, les loirs, les souris, les taupes, les vers de terre, les poux…
(p. 145) Des pirogues chargées d’excréments humains arrivaient au marché pour vendre leur chargement aux fabricants de sel ou… aux guérisseurs de maladie de peau. / Tous ces achats se faisaient sur la base du troc, la seule forme de monnaie étant la graine de cacao ou l’œsophage d’oie, servant de bourse pour la poudre d’or.
(p. 233) Comme ceux de la Nouvelle-Espagne, les soldats [de Pizarro] portaient une armure de coton molletonné et les caballeros avaient revêtu la cuirasse.
(p. 242) [Pizarro] accepta les cadeaux d’Atahualpa : […] du parfum tiré de la chair d’oie séchée et pulvérisée.
(p. 308) Apprenant cela, Pizarro prit une des femmes de l’Inca, la déshabilla, la fit attacher nue à un arbre et, face à toute son armée assemblée, la fit flageller puis l’offrit comme cible à ses archers et ses arbalétriers. Cette femme était une des plus belles épouses de l’Inca et Pizarro savait qu’il en était très épris.
Maintenant que j’ai grossièrement décidé du nombre et du contenu des tiroirs, je plonge dans la documentation amassée, je saisis au vol les idées, les faits, les détails triviaux et autres trucs qui accrochent mon esprit, je les distribue dans le tiroir adéquat. Dans le récit, c’est Valentine qui endossera cette manière de faire, ces ricochets de l’imagination sur le factuel historique établi par Prescott, Innes, Fuentes et les autres. Je m’écarte de tout travail de reconstitution à des fins de roman – c’est là que réside le plaisir de l’écriture. Dans l’unité d’intérêt, comme dit Prescott dans son introduction, pas dans la reconstitution. Quoi donc, comme détails ? Par exemple le fait que les Conquistadores aient rasé les forêts de chênes, cyprès, sapins, afin que le plateau mexicain ressemble aux plaines nues et arides de leur Castille ; les justaucorps de coton des Aztèques ; Quetzalcoatl qui s’exile, partant sur la mer, vers l’ouest, dans une embarcation faite de la même peau (serpent) que celles où les peintres aztèques transcrivaient leur histoire ; et ce parallèle entre lui et l’apôtre Thomas fait par Siguenza, etc. Lire dans cette optique des livres ardus, savants et pointilleux, en ignorer le sérieux est un vrai plaisir. L’intellect poussif est congédié, seule s’ébroue l’imagination.
Les trois premiers tiroirs sont déjà bien remplis. Je tisse des liens et des concordances entre eux à travers des détails – les livres que Valentine sort de la bibliothèque sont évoqués en tiroir #1 ; lorsqu’elle les sort en tiroir #2, un fil se tisse à rebours. L’évocation des pas dans la neige
Voici une première ébauche de ce que sera le court prologue :
Je revois encore Valentine, qui sort de ma bibliothèque I’Amadis de Gaule que j’ignorais posséder. La gamine se retourne, me le montre, ouvre une page, c’est l’avant-propos du traducteur, me précise-t-elle, et me lit : nous allons céder la parole à l’éminent critique portugais qu’est Madame Carolina Michaelis de Vasconcellos et, conscient de ne pouvoir mieux dire qu’elle ne le fit….
Là-dessus elle se tait, puis conclut par ce qu’elle avait en tête de me dire :
— Monsieur l’écrivain, pourquoi ne pas commencer ton récit par : Conscient de ne pouvoir mieux dire, je débuterai mon récit par : Il était une fois ?…
J’appris un peu plus tard que Le Roman d’Amadis de Gaule est la première fable chevaleresque. Ce récit, et d’autres qui suivirent sur le même modèle, a structuré l’imaginaire des Conquistadores, même celui des très nombreux illettrés, qui l’écoutaient lu à haute voix par d’autres. Irving A. Leonard en parle abondamment dans son Books of the BraveLe Roman d’Amadis de Gaule, reconstitution du roman portugais du XIIIe siècle par Affonso Lopes-Vieira traduite en français par Philéas Lebesgue, avec des bois de René Blot d’après d’anciennes gravures. Chez Claude Aveline, éditeur, Paris, 11, rue du départ, MCMXXIV, sixième édition. J’ai du ramasser ça chez un bouquiniste, à Emmaüs ou sur un vide-greniers. Il est dans un bel état, pour un ouvrage imprimé en MCMXXIV. J’ai du le prendre pour ça, pour son état.
Satanée Valentine, satanée gamine… Conscient de ne pouvoir mieux dire qu’elle, je débuterai donc mon récit par : Il était une fois…