Maintenant que j’ai grossièrement décidé du nombre et du contenu des tiroirs, je plonge dans la documentation amassée, je saisis au vol les idées, les faits, les détails triviaux et autres trucs qui accrochent mon esprit, je les distribue dans le tiroir adéquat. Dans le récit, c’est Valentine qui endossera cette manière de faire, ces ricochets de l’imagination sur le factuel historique établi par Prescott, Innes, Fuentes et les autres. Je m’écarte de tout travail de reconstitution à des fins de roman – c’est là que réside le plaisir de l’écriture. Dans l’unité d’intérêt, comme dit Prescott dans son introduction, pas dans la reconstitution. Quoi donc, comme détails ? Par exemple le fait que les Conquistadores aient rasé les forêts de chênes, cyprès, sapins, afin que le plateau mexicain ressemble aux plaines nues et arides de leur Castille ; les justaucorps de coton des Aztèques ; Quetzalcoatl qui s’exile, partant sur la mer, vers l’ouest, dans une embarcation faite de la même peau (serpent) que celles où les peintres aztèques transcrivaient leur histoire ; et ce parallèle entre lui et l’apôtre Thomas fait par Siguenza, etc. Lire dans cette optique des livres ardus, savants et pointilleux, en ignorer le sérieux est un vrai plaisir. L’intellect poussif est congédié, seule s’ébroue l’imagination.
Les trois premiers tiroirs sont déjà bien remplis. Je tisse des liens et des concordances entre eux à travers des détails – les livres que Valentine sort de la bibliothèque sont évoqués en tiroir #1 ; lorsqu’elle les sort en tiroir #2, un fil se tisse à rebours. L’évocation des pas dans la neige
Voici une première ébauche de ce que sera le court prologue :
Je revois encore Valentine, qui sort de ma bibliothèque I’Amadis de Gaule que j’ignorais posséder. La gamine se retourne, me le montre, ouvre une page, c’est l’avant-propos du traducteur, me précise-t-elle, et me lit : nous allons céder la parole à l’éminent critique portugais qu’est Madame Carolina Michaelis de Vasconcellos et, conscient de ne pouvoir mieux dire qu’elle ne le fit….
Là-dessus elle se tait, puis conclut par ce qu’elle avait en tête de me dire :
— Monsieur l’écrivain, pourquoi ne pas commencer ton récit par : Conscient de ne pouvoir mieux dire, je débuterai mon récit par : Il était une fois ?…
J’appris un peu plus tard que Le Roman d’Amadis de Gaule est la première fable chevaleresque. Ce récit, et d’autres qui suivirent sur le même modèle, a structuré l’imaginaire des Conquistadores, même celui des très nombreux illettrés, qui l’écoutaient lu à haute voix par d’autres. Irving A. Leonard en parle abondamment dans son Books of the BraveLe Roman d’Amadis de Gaule, reconstitution du roman portugais du XIIIe siècle par Affonso Lopes-Vieira traduite en français par Philéas Lebesgue, avec des bois de René Blot d’après d’anciennes gravures. Chez Claude Aveline, éditeur, Paris, 11, rue du départ, MCMXXIV, sixième édition. J’ai du ramasser ça chez un bouquiniste, à Emmaüs ou sur un vide-greniers. Il est dans un bel état, pour un ouvrage imprimé en MCMXXIV. J’ai du le prendre pour ça, pour son état.
Satanée Valentine, satanée gamine… Conscient de ne pouvoir mieux dire qu’elle, je débuterai donc mon récit par : Il était une fois…