LES FURTIFS, une lecture (la mienne).

(Je reprends ci-dessous mon journal de lecture du bouquin de Damasio dont les retirages vont désertifier nos forêts.)

 

vendredi 20 décembre

Les furtifs chp. 1 : ça commence par un type dans un cube blanc, qui doit capturer quelque chose d’invisible. Ah ! Le coup de l’auteur, de la ramette de papier machine et du récit ? La représentation de l’inspiration à saisir, propre, intime, personnelle et, tout de suite, une mise en garde du possible mimétisme de cette inspiration pour qui désirerait être original ?

Et je commence à vouloir balayer du bout des doigts les signes typographiques fondus pour cette grande occasion, cette limaille typographique qui va permettre d’atteindre ce que les caractères habituels ne sauraient permettre.

Et ces furtifs ont-ils à voir avec Le glamour de Priest, lu juste avant ?

La présence du furtif dans le cube d’examen est un sacré coup de bol. Je tique, suspension de la suspension d’incrédulité, en attendant l’explication à venir (manifestation de la fille de Lorca indiquée comme objet de la quête en 4e de couv ?)

Un furtif est ce qu’on prend le temps de voir. Bim. OK.

Les furtifs chp. 2 : OK, LVMH a racheté Paris, Orange, Orange. Présent pseudo-futurisé à peu de frais. Terrain connu. Narration familière truffée de -ismes. Et si les pinailleries typographiques soulagent l’auteur d’indiquer qui narre à tel ou tel moment, que va-t-il faire du temps ainsi gagné ?

J’opère une traduction simultanée des termes néotrucmuches, ce qui réduit à peu de chose le gloubiboulga de l’auteur – mais produit une sorte de déphasage pas déplaisant, quoique futile. Sous le zinzin, il joue la carte de la lisibilité. On évolue dans le familier, dans le quotidien contemporain, pas dans le spéculatif. Une extrapolation de quelques années.

Entre deux formules, cherchez l’optimale – plus forte quantité d’infos en un minimum de caractères (p. 49) : si j’aboute cette déclaration aux pinailleries typographiques utilisées (par économie, ai-je vanné) pour chaque personnage, l’auteur se veut-il le hacker de son propre texte ?

Lorca : pas d’empreinte thermique / clandestinité / jonction présupposée furtif-résistant…

samedi 21 décembre

Les furtifs chp. 3 : en 2040, on citera toujours Deleuze (là, l’auteur court-circuite la crédibilité du personnage fictif).

La description du café-espace de travail Ikea est trop ressemblante à notre présent, l’effet pseudo-futurisé en devient embarrassant plus que conjectural. C’est un futur où le présent colle trop, comme un chewing-gum sous une semelle de vent.

Certaines choses sont finement dépecées (les degrés de liberté) ; puis l’utilisation du mot friendly, et celui de storytelling arrive, pesants car trop connotés 2019. Bref, je suis à moitié convaincu. L’affaire est fluide, mais ressemble trop à un album de coloriage du présent aux couleurs d’un proche futur, effectué avec application, sans déborder. La typographie/personnage fonctionne (mais ces passages avec des points sur pas mal de lettres me chiffonnent – qu’est-ce que ça signifie ? C’est les pensées au stade brouillon ? Certaines typographies soulignent-elles le mode conditionnel de la pensée du personnage ?).

Encore un anglicisme : fake memory syndrom. Leur emploi est-il du domaine de la raillerie des habitudes actuelles ? Pas sûr.

Les pédophiles ne volent pas dans le ciel en ballon, hop, une idée d’histoire, merci. (Dommage, ça aurait fait décoller le récit, cette déconnade hors de propos.)

Les furtifs chp 4 : suite de la promenade un peu plan-plan dans le néoprésent. L’auteur cède souvent à l’envie de jouer avec le langage (cf. Agüero) ; ceci + les anglicismes + les néologismes + la typo/personnages distrait et accapare l’attention plus que ça n’offre une immersion meilleure.

Quant aux jeunes, ils disaient juste qu’il avait tué le game (p. 93) : les jeunes de 2040 parlent comme les jeunes d’aujourd’hui.

Emploi du présent. Phrases courtes. Répétitions. Langage parlé. Argl, j’y suis : s’il y a un furtif clandestin là-dedans, j’ai bien peur que ce soit David Foenkinos. Est-ce une parodie cérébralisée ?

Lorca le chasseur de furtifs va-t-il courir le danger à un moment d’avoir sa fille disparue au bout de son arme ? Splitsheet typo, OK pour les personnages. Mais le reste, la profusion d’accents, les l barrés comme des t, etc. : Damasio s’est-il laissé enivrer par les effluves montant de son clavier ?

Joli portrait de Nèr qui veut tout architecturer. On pourrait dire que c’est réussi, et on pourrait regretter que ce soit chichiteux.

dimanche 22 décembre

Les furtifs chp 5 : ça continue, Stay focus ! Map refresh ! Sniped ! Barbant. Et comme appât narratif, le truc Interstellar : rapport/quête père/fille. 700 pages. Ouch.

Traque de l’équipe dans une re-construction en pâte de résine à tartiner d’un espace ludique pour bobos, avec souvenir de la fillette pour arc dramatique. Leur progression obéit à un ésotérisme technologique un peu roboratif. Périlleux de s’en remettre à l’indulgence du lecteur.

Point positif : la singularisation typo des points de vue par personnages fonctionne plutôt bien. Pour le reste, l’autre limaille typo, toujours pas pressenti le propos ni la nécessité.

Les furtifs chp 6 : le phrasé haché, c’est un procédé narratif qui t’enchaîne à l’histoire. Celui-ci est un chouïa encombrant plus qu’entraînant. Il ne paraît pas avoir d’autre nécessité que cosmétique, superficielle, un packaging.

Échange/bilan immersif entre le général et les traqueurs, passage plutôt réussi.

L’univers créé donne le sentiment de se plier/déplier en fonction des besoins des discours antagonistes tenus par les personnages (le laïus sur l’historique et l’avenir incertain du service traque). De manière théorique plus qu’effective.

Vincelles est un cérébral, un neuronal (p. 143) ; l’auteur aussi, qui, pour humaniser l’affaire, a recours à la ficelle famille ? (Quoi d’autre ?) [Saskia] parle très bien, avec un débit fluide et modulé, sans avoir de difficulté à trouver les mots justes (p. 148) : voilà, Alain, fais-en autant ! Et puis, patatras, page suivante, toujours Alain qui parasite le verbe de Saskia en plaçant dans sa bouche (elle qui s’exprime très clairement sans avoir recours au jeu), l’expression un tantinet lourde : arme de distraction massive, irrépressible envie chez l’auteur de jouer avec le blabla, les mots-valises, inoculée aux personnages, ce qui leur ôte une substance propre. Et pourtant, plus loin, il y a un tremblé dans la ritournelle.

Le temps d’un trajet en Air-Train, on entrevoit les jachères publiques des villes abandonnées par le privé, mais pas encore acquises à ses habitants. Conforteresses.

lundi 23 décembre

Dans la nouvelle Les Hauts® Parleurs® (qui me fait furieusement songer à Siné avec les jeux de mots sur les chats), Damasio® use, à propos d’un personnage, de la mise en garde suivante : autre chose surtout que l’exposé didactique de nos valeurs – c’est pourtant exactement ça, cet auteur : un exposant didactique. C’est très expliqué, très démontré. L’altermonde, terrain de jeu, existe – dieu soit loué ! – grâce au capitalisme, lui-même mis en place grâce à une absence de contre-pouvoir et une inertie nécessaires à l’enjeu narratif.

Néanmoins, indéniable talent, la vente aux enchères des mots avec le sémantiquaire est une belle trouvaille. Pour autant, il n’y a aucune étrangeté. Mais – défaut d’incrédulité – ce qui s’écroule et retourne au néant sous la charge militante ne me convainc pas que ça ait jamais pu vraiment exister. De mémoire (et en rapport avec le thème du langage), la nouvelle de Lisa Tuttle Le remède est beaucoup plus forte, beaucoup plus subtile mais elle ne parle pas du présent).

mardi 24 décembre

Les furtifs chp 7 : au rayon rigolo, les new-âgeux qui tournaient à deux massages par jour et trouvaient que l’encens, ça sent bon ; TongTown.

Quand un personnage se met à danser, Damasio dit tout de suite : ce qu’il fait n’a pas de nom, ou tous les noms (l’appétit de mots de Damasio passe avant la description visuelle de ces danses, il soupire d’aise avant l’énumération).

La description des Alters est essentiellement parodique (les Balinais joueurs de gamelan, les hors-bords solaires, etc.) ; ce qui induit que le néo-libéralisme vu précédemment l’est aussi… Et s’écroule l’enjeu dramatique. Surtout qu’on apprend que Tishka, la fille de Lorca, a été sans doute enlevée par une déité balinaise. OK. Sans doute une fausse piste.

Les furtifs: la transformation du monde en caractères accentués. Un bouquin qui tient debout le temps d’existence du lectorat visé. Et Damasio se forge un style non pas en saillies fines, en fulgurances propres, mais avec un enduit typographique tape-à-l’œil. Rien d’antipathique au demeurant – du Foenkinos branchouille sans arc réflexif véritablement pertinent, qui se déroule confortablement pour le lecteur. Aïe. Tout cela n’est que mon impression au gré de la lecture, pas une coupe réglée acrimonieuse de l’affaire.

J’étais disposé à découvrir plus charnu, plus sévère, pas un livre-témoin, au sens d’un appartement-témoin décoré au goût de tous les futurs propriétaires pressentis.

Certaines descriptions musicales me font songer aux imbitableries de Bayon ou d’Yves Adrien dans Rock & Folk des années 80 (p. 181). Qui se souvient de Novövision ? Ha ha. Le futur de Damasio trahit sa cérébralité seule par l’absence de véritables détails triviaux. (Faut dire que je lis un Lansdale en parallèle, Les marécages, qui nous restitue les années 30 au Texas.)

Joli portrait de Tishka en buisson à croissance folle (p. 189).

Page 194 on retrouve le pendant du cube techno du début – mais balinais et en bois.

OK. Illusion du temps cyclique, horloges rondes versus instant qui passe et qui ne reviendra jamais (p. 197).

Jargon pourri (p. 199).

mercredi 25 décembre

Les furtifs chp 8 : gyronimo, Ça craint du boudin, Ils ont des guns… OK, je sais ce que je lis. Une pochade dont le développement subversif ne dépassera pas un certain degré. Vont retrouver la gamine, vont filer du côté des furtifs.

Encore 400 pages. Je continue ou pas ?

Tiens, voilà Banski (p. 219).

Aujourd’hui, essayez de squatter un toit d’immeuble : la flicaille déloge en un rien de temps ; là, en 2040, alors que l’outil néolibéral-privé a atteint un summum d’efficacité, les Alters arrivent sans problème à vivre sur les toits. Palettes, terre, eau, anneaux solaires, éoliennes, déplacements aériens, passerelles, harpons…

Occupation interstitielle réprimée avec une lenteur due au manque de moyens d’Orange (qui a racheté et privatisé Orange…) Tout ça pourrait donner de belles pages, mais toujours ce ton explicatif qui assèche la réalité des choses. Dommage.

OK, Lorca se souvient – refoulement abyssal – d’un coup du graffiti sur le mur de la chambre de sa fille (on n’y avait pas accordé d’importance, eux qui avaient relevé les empreintes sur les poignées…).

Je cesse trop souvent de croire à l’histoire.

Les furtifs chp 9 : je serai tout de même allé jusqu’à la page 239. Désolé Alain, je ne suis sans doute pas le lecteur désiré. Malgré l’inventivité de la démonstration, la quête de la gamine me paraît un machin trop fluet pour aiguiser ma patience face au style narratif choisi. Je n’entends pas les personnages ; c’est toi qui parles, uniformément, à travers les cinq bouches énumératives choisies. Et je redoute ceci : que la gamine, une fois revenue, se révèle être ta sixième bouche. Ton livre, je ne l’ai pas acheté ; je l’ai emprunté à la bibliothèque. Il y sera pour d’autres lecteurs mieux disposés que moi. Je retourne à Joe R. Lansdale et ses marécages.

(Et ensuite, même exercice pour le remarquable Rouge impératrice de Léonora Miano. Et là, boum Damasio.)

LES FURTIFS, une lecture (la mienne).

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